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Le patrimoine culturel : entre politiques publiques, revendications et individuation

Les nouvelles formes de la patrimonialisation qui se sont multipliées depuis une vingtaine d’années ont contri­bué à modifier notre rapport au collectif. Elles proposent un cadre culturel et concret à la concurrence des identités, elles s’inscrivent dans l’économie, bouleversant l’idée que le patrimoine serait on­tologiquement associé au don ou à la gratuité, elles contribuent à redéfinir les modalités du débat public en proposant le patri­moine comme outil de négociation entre les collectifs et les pou­voirs constitués. Cependant, nos représentations du patrimoine et nos pratiques restent largement marquées par son histoire qui le lie étroitement – dans tous les pays occidentaux au moins – à l’émergence de la question nationale et aux politiques publiques qui lui ont été associées. Ainsi, pour comprendre le patrimoine culturel, il est nécessaire de plonger dans son histoire politique ; mais nous verrons aussi qu’il est essentiel de s’en détacher pour saisir les dynamiques récentes de la patrimonialisation.

Beaucoup, en France comme ailleurs, ont dénoncé depuis plus de trente ans ce que l’historien anglais Robert Hewison (1987) avait nommé « l’industrie du patrimoine » qui transforme le passé en sujet d’attraction et le patrimoine en marchandise. Plutôt présente en Grande-Bretagne, où elle connut cependant des résistances (Dicks, 2000), cette conception économiste du patrimoine s’est développée plus timidement en France, dans quelques parcs d’attraction comme le Puy du Fou (Martin & Suaud, 1992), mais surtout dans le succès des produits de terroir (Rau­tenberg et al, 2000). D’autres y ont vu une politique d’État vi­sant à reprendre la main sur le destin des hommes en leur proposant des « espaces compensatoires dans le passé », des « pseudo-topies » destinées aux orphelins des cultures locales anciennes, détruites par le capitalisme (Guillaume, 1980 : 15). En France, cette méfiance des clercs pour l’extension du patri­moine – plus que pour le patrimoine lui même – a longtemps marqué la littérature scientifique. Elle est particulièrement pré­sente dans les Entretiens du patrimoine, conduits depuis 1988 sous l’égide de la direction du Patrimoine du ministère de la Culture, souvent présidés par des intellectuels patrimoniaux sceptiques comme Pierre Nora (1997) ou Régis Debray (1999), ou par des professionnels du patrimoine réputés. Centrés sur le monument et l’édifice patrimonial ainsi que sur l’exposition de la compétence technique et scientifique des experts, les En­tretiens du patrimoine ont souvent été le lieu de la célébration de l’orthodoxie patrimoniale.

Le sentiment général à la lecture de ces travaux est que la thèse de Reinhart Koselleck (1990) est très largement admise : celui-ci voyait dans notre manière occidentale de considérer le passé l’expression d’un « nouveau régime d’historicité » décou­lant des tensions que nous vivrions entre notre expérience col­lective et nos aspirations. Notre foi en le progrès serait en berne et le passé en tant que tel ne tiendrait plus guère de place dans nos représentations collectives du temps : nous serions totale­ment engagés dans le présent, un présent « qui n’aurait d’autre horizon que lui même » (Hartog, 2005 : 15), au point qu’il ne serait plus vécu dans la continuité avec le passé, mais que le passé apparaîtrait dorénavant sous les traits d’une représenta­tion (et d’une construction) fondée(s) sur la rupture entre ce qui a été et ce qui est. Le passé aurait pris alors les habits du patri­moine qui serait l’une des manières d’expérimenter ces ruptures et de les réduire. Or, l’histoire des politiques du patrimoine nous montre une situation plus complexe, dans laquelle les positions des acteurs de la patrimonialisation sont probablement plus pragmatiques et moins idéologiques que le laissent entendre ces lectures qui ont longtemps, du moins en France, tenu le devant de la scène scientifique.

Une patrimonialisation multiforme

Une autre posture, moins institutionnelle, moins visible aussi, s’est développée en France du côté des sciences sociales, parlant de « patrimonialisation » plutôt que de « patrimoine », insistant sur le rôle des associations (Glévarec & Saez, 2002), la diversité des acteurs (Culture & Musées, 2003), la place des émotions (Culture & Mu­sées, 2006) ou les tensions entre institutions publiques et acteurs sociaux (Rautenberg, 2003). L’idée générale conduisant cette ap­proche est qu’à une période où le patrimoine résultait d’opérations de tri et de sélection d’objets matériels, conduites selon des normes administratives et savantes, a succédé une période d’engagement sociétal faisant du patrimoine le résultat de mobilisations collec­tives et de revendications culturelles. Cependant, là où l’on aurait pu s’attendre à ce que la recherche universitaire s’attache aux conditions d’émergence de cette patrimonialisation, aux effets des­tructeurs du nouveau capitalisme sur la territorialité des activités de production, sur la désaffiliation et la vulnérabilité sociale (Cas­tel, 1995), on a surtout lu l’assimilation de la patrimonialisation à « un processus de pétrification, d’immobilisme […] et de mise sous contrainte de la vie sociale » (Davallon, 2003 : 14). C’est pour­tant tout autre chose que montrent les études de terrain qui sont présentées dans ce volume consacré aux « Nouveaux regards sur le patrimoine » : il ne s’agit pas de fixer le présent dans le passé, de fuir un avenir qui inquiète ou de se réfugier dans une identité culturelle factice ; bien au contraire, la patrimonialisation apparaît comme un processus de réappropriation du temps collectif, de symbolisation du social autour d’entités liées par des représenta­tions communes, qu’il s’agisse des paysages savoyards ou foréziens, de l’environnement tel qu’il apparaît au Biodôme de Montréal, des fêtes populaires en Provence ou des musiques du monde qui racontent un monde dorénavant partagé et pourtant multiple.

Patrimonialisation de la nature et gestion du vivant

Culture & Musées a abordé de manière plus périphérique la nature comme patrimoine. On remarquera cepen­dant la parution dès 1996 du numéro 10 de Publics & Musées consacré à la patrimonialisation des paysages. Au-delà du rapport entre paysages et musées, Alexandre Delarge ouvre le propos sur les relations étroites entre patrimonialisation, aménagement du territoire et gestion d’une chose évolutive (1996). Les travaux por­tant sur le patrimoine naturel, que nous avons exploré plus lar­gement11, font apparaître que c’est le patrimoine en tant qu’il est vivant qui affecte les modalités de la patrimonialisation. Sa dési­gnation constante de « ressource » mérite examen en raison du double débat qu’elle ouvre, autour de l’idée même de bien com­mun et sur la relation du patrimoine aux territoires. À partir de cette approche de la patrimonialisation du point de vue de la res­source, les recherches (notamment en géographie et en écono­mie) partent dans deux directions. Une première s’intéresse aux processus économiques en tant qu’ils déplacent la protection d’unités patrimoniales vers la gestion de contextes socio­économiques. Une seconde porte sur les formes de matérialisa­tion de la dimension patrimoniale des territoires, que l’on pourrait caractériser d’« invisible » – diffuse territorialement -, d’« évolutive » – car vivante biologiquement et socialement – et de « proche » – incorporée dans les espaces de vie.